Aussi, dans ses œuvres les plus récentes (la série « Aux âmes etc.»- 2014), Mai Tabakian s’est attelée à une réflexion liée à sa connaissance des temples bouddhiques ainsi que de la pratique culturelle vietnamienne des autels domestiques voué au culte des ancêtres familiaux, aux travers d’attention et de dons divers. « Aux âmes etc.» oscillent entre une forme de la vanité, engageant le lien avec les morts, la couronne mortuaire et l’offrande.
Emergent alors de manière plus visible ce qui était souvent sous-jacent dans son travail : une conscience de la mort et de son rapport au vivant, une sorte d’effroi devant le mystère de l’organique, comme devant l’indépassable de la destruction, le sentiment du lien étroit entre la beauté et la mort, dans sa dimension inquiétante et une relation d’attraction-répulsion.
L’œuvre peut alors être lue, parfois, comme une manière de mise à distance de l’effroi par l’acte de réparation, et par la transvaluation. Comme souvent chez les artistes qui travaillent autour du textile, les notions de blessure, et de suture sont manifestes, usant de la double fonction du tissu qui protège et répare. Voici donc le geste qui fabrique -revit- la blessure et qui la soigne, la colmate, rend lisse ce qui fut déchiré. Puis, s’exprime une démarche de l’ordre de la catharsis, en vue de transcender le négatif, les sources d’angoisse et d’effroi dans une expression plastique et esthétique douce, opaque et consistante, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois. Transformer la laideur et la mort en art. Retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur et déliquescent, en essayant de rendre beau et apaisant ce même organique, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension « intestinale », dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion. Comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout mais que nous connaissons tous, Mai Tabakian donne ainsi mystérieusement figure à son histoire intime.
Alors il se peut que chacune des œuvres de Mai Tabakian soit une pierre à l’édifice d’un temple et que, à l’image de ces lieux en hommage aux morts où l’on mange dort et prie, toutes puissent devenir pour nous des lieux d’accueil et de vie, dispensant une joyeuse et spirituelle sérénité.
Marie Deparis-Yafil
1- J.W. Goethe, La métamorphose des plantes, 1790
2-Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1976
3-Goethe ayant lui-même puisé, dit-on, dans le Dictionnaire de Physique de Gehler et le phénomène chimique d'échange moléculaire, renvoyant à la doctrine et aux travaux d’Etienne-François Geoffroy en 1718, théorie dominante dans la chimie du XVIIIe siècle.
4- Tò sumpósion - Le Banquet, (190 b- 193 e), Platon, env. -380 AVJC
5- signifiant aussi « le signe », en sanskrit लिङ्गं
6- Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, 1989