4 février 2019 1 04 /02 /février /2019 22:13

« Objets flottants » est la première exposition monographique d'envergure de l'artiste franco-vietnamienne Mai Tabakian. Sa proposition, dans le déploiement de quatre œuvres monumentales, parfois suspendues, évoque d'emblée cette question du flottement, dans l'espace et dans la métaphore, et offre, dans une sorte de parcours initiatique, une réflexion à la fois ludique et profonde sur la recherche de l'équilibre, d'un point d'équilibre, nécessaire mais mouvant et fragile.

 

Le titre de l'exposition lui a été inspiré par la notion d' « objet flottant » utilisé dans les thérapies systémiques - forme de thérapie tenant compte non seulement de l'individu mais aussi de son environnement comme « système », réseau, rhizome - dans lesquelles des objets (et notamment le blason, le jeu de l'oie) prennent forme symbolique pour dire quelque chose d'une histoire, personnelle, familiale, sociale. L'objet flottant est donc, dans la thérapie comme dans l'art, un « espace intermédiaire », entre soi et soi-même, le réel et le fantasme - qu'il soit de l'ordre du désir ou de l'effroi - un espace des possibles.

 

Flottants, ces « objets », ces œuvres, le sont aussi par la façon dont, à l'instar du « monde flottant » de la tradition japonaise (l’Ukyiô), ils manifestent chacun à leur manière la réalité d'un monde marqué par l'impermanence et la relativité des choses. Draînant toute la pensée asiatique, le sentiment d'incertitude, la difficulté de capturer, de maîtriser les éléments du monde se trouvent confrontés, écho à la double culture de l'artiste, à la tentation rationnelle, notamment au travers de l'intérêt que l'artiste porte à la géométrie et aux mathématiques, à la perfection des formes, à la modélisation du réel. Carré, triangle, cercle, rectangle, pentagone, hexagone ou octogone, les formes de la « géométrie sacrée », à l'œuvre dans la nature comme chez les bâtisseurs, s'inscrivent partout chez Mai Tabakian, comme pour consolider son monde et en conjurer la fluidité.

 

Les œuvres de Mai Tabakian conservent toujours néanmoins une dimension ludique, avec leurs formes sensuelles et leur chromatisme exacerbé, jeu renforcé ici par l'appel à des éléments identifiés de la culture populaire. Comme dans l’Ukyiô, la légèreté est une politesse et un devoir face à la fugacité du monde...

Elles trouvent également leur richesse dans la multiplicité des inspirations et des références qui font de ces objets hybrides et étranges, à l'exemple des « Gardiens » surplombant la nef, des œuvres à la croisée de l'artisanat - toutes les œuvres sont produites par l'artiste dans son atelier - et de l'esthétique numérique, puisant au passage chez Vasarely et l'op art, Felice Varini et Calder, mais aussi Hokusai ou Stanley Kubrick jusqu'au mathématicien polonais Waclaw Sierpinski, qui a inspiré à l'artiste l'œuvre « Balance Point ».

 

Ici, dans l'espace majestueux de la Chapelle de Châteaugiron, la dimension spirituelle du lieu résonne avec le syncrétisme culturel de l'artiste. Pour les 3 CHA, elle a imaginé des installations à l'échelle du monument et sensibles à son histoire et à sa résurrection, spécifiquement créées et produites pour l'exposition.

 

Née en 1970 à Paris, Mai Tabakian est une artiste franco-vietnamienne. Elle vit et travaille à Paris et Montrouge. Diplômée en Droit et en Histoire de l'Art, elle choisit de se consacrer entièrement à l'art à partir de 2010. Ses œuvres, principalement sculpturales, font essentiellement appel au textile, désormais médium à part entière dans l'art contemporain, dans une technique très particulière de « marqueterie textile » dont elle est dépositaire. Depuis 2010, son travail a été montré régulièrement dans des expositions personnelles en galeries (en France, en Belgique, en Allemagne), des centres d'art ( le 116 à Montreuil, H2M à Bourg-en-Bresse), des expositions collectives (« Say it with flowers » au Museum Bellerive de Zurich (Suisse), « Au-delà de mes rêves » et « A l'ombre d'Eros » au Monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse, « Growing » à la Gallery of The National Centre for Craft and Design à Sleaford dans le Lincolnshire (UK)) et internationales (Xème Triennale internationale des mini-textiles, Musée Jean-Lurçat à Angers,  Rijswijk Textile Biennial, à Rijswijk aux Pays-Bas, Miniartextil à Côme en Italie).

Les « Blasons-codes »

 

Sur les murs latéraux de la chapelle, se déploient deux séries de quatre œuvres en forme de blason, de grand format.

Cet ensemble d'œuvres matérialise le premier projet conçu par l'artiste pour l'exposition, en écho à l'histoire de la Chapelle, dont la nef fut, entre le XVIIème et le XIVème siècle, largement ornée de fresques montrant des blasons seigneuriaux.

Mai Tabakian s'empare ici du vocabulaire très codifié de l'Héraldique, née au Moyen-Âge, pour créer des blasons contemporains, des armoiries d'un genre nouveau. Jouant sur le langage héraldique (partitions, associations, couleurs) et sur la symbolique qui le compose (formes, objets, animaux), elle en respecte les  lois (par exemple les métaux : Or (jaune) et Argent (blanc) toujours associés à un émail : Gueules (rouge) et Azur (bleu)) tout en les conjuguant avec son propre langage plastique et symbolique : variations de texture,  hybridations de motifs géométriques ou organiques et végétaux...

Sur chaque écu, un QR Code a remplacé abstraitement la devise. En le flashant, le visiteur découvrira alors une phrase courte et concise, donnant sens au blason, que l'artiste rapproche d'un Haïku. En 2011, Mai Tabakian avait déjà fait appel à la technologie du QR Code qui, dans la série « Haïkus code », générait de brefs poèmes japonais. Le Blason-Code ainsi créé constitue, explique l'artiste « une sorte de métissage entre le blason du Moyen-âge et le logotype contemporain, sorte de revendication géométrique et abstraite aux multiples niveaux de lectures. »

Parmi ces niveaux de lecture, celui du sens même du blason comme espace de reconnaissance interpelle l'artiste.  En effet, système de désignation des personnes mais aussi des lignées, des familles et des parentés, celui-ci constitue un marqueur d’identité et d’appartenance. Dans son langage codé à forte composante analogique, le blason demande : « Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? ». « Objet flottant » utilisé dans la thérapie systémique pour produire la carte d'identité problématique d'un couple, ou d'une famille, le blason, selon l'artiste, interroge aussi une mémoire, investigue un passé, raconte une histoire à décoder.

« Le grand chemin »

 

Au sol de la nef, « Le grand chemin » est une installation monumentale de près de huit mètres de long sur plus de quatre mètres de large.

L'artiste a d'abord été inspirée par les pavages labyrinthiques des cathédrales de Chartres, d'Amiens ou encore de Cologne, en Allemagne, tant pour leur dimension formelle, géométrique et bi-chromique que pour ce que symbolise ce type de dédale : la lutte pour élucider le monde, pour cheminer vers son salut malgré les tourments de la vie et la tentative, en architecturant l'espace, d'ordonner le chaos.

Se dessine alors l'idée du « Jeu de l'oie », également utilisé dans les thérapies systémiques pour replacer un événement traumatique dans la temporalité d'une histoire. Métaphore du « chemin de la vie » par excellence, il met en balance, à la différence du labyrinthe impliquant une forme de rationalité voire de nécessité, la part de hasard pur dans ce parcours initiatique, qui est aussi un voyage intérieur.

Vraisemblablement né en Italie à l'orée du XVIIème siècle et composé de 63 cases enroulées en une spirale intérieure ponctuée d’oies, animal symboliquement annonciateur du danger, le jeu de l'oie a pour but de parvenir, entre embûches et coups du sort, au « Paradis ».

Jeu de la destinée, de la « fortune » et du « bon heur », au sens premier de ces termes, l'audacieux jeu de l'oie de Mai Tabakian réinterprète dans son langage plastique chacune des 63 stations. Depuis les cases d'épreuve (Le pont-levis (case 6), l’hôtellerie (case 19), le puits (case 31), le labyrinthe (case 42), la prison (case 52) et la mort (case 58) jusqu'aux cases « oie » qui reprennent des motifs traditionnels (vols d'oies, couronnes de plumes), toutes sont traitées avec beaucoup de recherche, dans une alternance de formes géométriques abstraites, de formes végétales ou de motifs de « quilt » anglo-saxon.

Les visiteurs peuvent, aidés du document mis à leur disposition, parcourir ce jeu de l'oie extraordinaire et tenter avec lui de raconter une histoire.

« Les gardiens »

 

Suspendues dans la nef, seize sphères, seize « pupilles » imposantes semblent nous regarder...

Mai Tabakian les a baptisé « Gardiens », et l'interprétation très polysémique de cet ensemble d'œuvres relève d'un foisonnement de références possibles, ésotériques et esthétiques.

Les « Gardiens » nous guident-ils, nous protègent-ils, à la manière de l'Œil Oudjat de l'Egypte antique ? A moins qu'ils ne nous surveillent, à l'instar de l'Œil de la Providence ou ne soient menaçants, comme le Rôdeur du « Prisonnier »...

Ou peut-être s'agit-il de l'incarnation de l'œil omniscient de quelque divinité ?

Fascinants, étranges, inquiétants, ces « Gardiens » oscillent entre science-fiction et allégorie, d'une sorte de Big Brother orwellien à l'œil de HAL9000 dans « 2001: A Space Odyssey » de Kubrick, de l'art optique de Vasarely à l'esthétique rétro-futuriste qui, dans les années 70, explorait l'imagerie d'un futur qui n'existera jamais.

Surplombant le jeu de l'oie et faisant face à l'œuvre « Balance Point », ils semblent alors entrer en résonnance avec elle. D'un côté l'œil et de l'autre, le triangle, figure hautement symbolique mais ici, dans cette ancienne chapelle, ramenant à la figure de la Trinité

« Balance point »

 

Le chœur de la Chapelle est entièrement occupé par « Balance Point », une œuvre sculpturale d'envergure exceptionnelle constituée de dix-huit œuvres triangulaires, formant elles-mêmes deux triangles se touchant par leurs pointes, et reprenant les motifs du triangle dit « de Sierpinski ». On reconnaît là la passion de l'artiste pour la géométrie et les mathématiques, et notamment, donc, pour les figures fractales, que l'on retrouve de manière récurrente dans son travail.

Si l'appréhension visuelle des figures fractales est souvent fascinante, sur le plan symbolique, ces objets mathématiques, tel le triangle de Sierpinski, ouvre le champ à toute une réflexion, dans laquelle se retrouve un certain nombre de préoccupations de l'artiste, sur l'infini et la répétition, sur la réplique et la variabilité, sur la mise en abîme, sur la manière, une fois encore, dont on peut ordonner, modéliser...comprendre le monde et tenter de le maîtriser.

« Balance Point » se manifeste aussi comme l'aboutissement d'une recherche chromatique approfondie, déployant un « colorama » précis de nuances tirant, pour les triangles pointes en haut, vers les couleurs dites « chaudes » et, pour les triangles pointes en bas, vers les couleurs « froides ». Une balance entre, dit l'artiste « le feu et la glace ».

Car il s'agit bien ici fondamentalement de la recherche d'un équilibre subtil et peut-être précaire : pointe contre pointe, apparemment instable et périlleuse, l'œuvre est un mobile, composée d'éléments indépendants pouvant se mouvoir au moindre souffle d'air. « Balance Point »,  à la manière d'un Calder, s'érige en perpétuelle (re)composition, en réinvention permanente, comme doit l'être la vie si l'on veut, en dépit de tout, tenir debout.

 

Marie Deparis-Yafil

Paris, décembre 2018

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Published by Mai

 
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