Les œuvres créées par Mai Tabakian apparaissent comme des objets hybrides. Bien que ne pouvant se définir à proprement parler comme des peintures, elles se présentent néanmoins en images picturales, en tableaux. Dans le même temps, la présence prégnante de la matière, du volume et de la structure, leur donne immédiatement une dimension sculpturale, voire architecturale. Objets hybrides, donc, aussi et surtout parce que le médium principal du travail de Mai Tabakian est le textile. On a remarqué, ces dernières années, un regain d’intérêt des artistes contemporains pour ce matériau aux multiples possibilités plastiques. A la manière d’un revival Arts & Crafts, dans la réhabilitation de techniques dites artisanales, on assiste à une incursion de la broderie, de la tapisserie, mais aussi du détournement ou d’une réappropriation du matériau textile dans la création contemporaine, dans laquelle s’inscrit assurément le travail de Mai Tabakian. Ici, cependant, il ne s’agit ni de broderie, ni de tapisserie, ni véritablement de détournement car le tissu est employé pour ce qu’il est : matière, couleur, texture. Le travail de Mai Tabakian pourrait s’apparenter à une sorte de marqueterie textile, le tissu étant embossé sur des pièces rondes de polystyrène extrudé.
L’artiste n’utilise pas le tissu comme une matière à coudre, à assembler comme un vêtement, autour d’un corps, fusse-t-il fictif, mais bien comme un medium pictural, par lequel couleurs, textures et éventuellement motifs s’apparentent à la palette du peintre. Pour elle, le tissu présente une grande richesse tant sur les plans plastique, chromatique, texturel, que dans ce rapport si particulier et sensuel au toucher, souvent ignoré dans la création plastique. Dans leurs épaisseurs, leurs formes pleines et rebondies, leurs sinuosités, les œuvres de Mai Tabakian donnent irrésistiblement envie d’en découvrir l’intime géographie sous les doigts.
Mais au-delà de cet intérêt formel, le choix de Mai Tabakian pour le tissu est sous-tendu des échos d’une histoire personnelle avec cette matière. Car si son travail renvoie d’emblée à la notion d’«ouvrage féminin», cette activité la rappelle à tout un univers lié à son enfance, entre sa grand-mère maternelle qui pratiquait la couture et l’y initia très jeune, et ses voyages au Viêt-Nam, dont elle est originaire, où elle fut fascinée, petite fille, par la profusion de tissus colorés, les vêtements chatoyants ou les soieries. On pense au rapport que peuvent avoir certains artistes comme Louise Bourgeois ou Annette Messager avec le tissu en tant que vecteur d’histoires de femme, de transmission de féminité, mais aussi de souvenirs et d’évocation de l’enfance, ramenant souvent à l’objet transitoire. Mais là où l’une ou l’autre de ces artistes se sont orientées vers une forme d’expressionnisme de l’introspection et de la mémoire, Mai Tabakian a choisi d’élaborer des compositions abstraites de formes, formes parfois organiques, parfois plus géométriques, parfois semblables à des paraboles mathématiques. Mais, le choix de ce rendu matelassé, comme un cocon ou un réceptacle protecteur, pourrait bien, tout en suggérant une manière de se protéger de trop en dire de soi, laisser émerger bien des hypothèses.
On devine alors, sous ces dehors formels et abstraits, une épaisseur existentielle, une émotion affleurant, des histoires et des réminiscences complexes qui ne se laissent pas envisager au premier regard, trop occupé à se perdre dans le labyrinthe et les contours sinueux des motifs formés par les applications de tissu.
Mai Tabakian évoque une « nécessité impérieuse », nécessité intérieure, d’assembler « compulsivement » dit-elle, les textiles, pour produire ses œuvres. Cette compulsion se manifeste dans l’aspect obsessionnel de formes souvent courbes, répétées à l’infini, sans début ni fin, ou comme dans un perpétuel recommencement, dans ces visions kaléidoscopiques et fragmentées mais obsessionnellement reconstruites, ou reconstituées. On l’imagine aussi dans le « faire », le travail à l’œuvre, qui évoque la minutie de la confection en couture, des « petites mains » penchées sur leur ouvrage. Cette fonction itérative constitue autant la preuve d’un esprit soucieux de régularité qu’une forme d’apaisement de l’âme dans l’activité. Les œuvres de Mai Tabakian, malgré les couleurs chatoyantes, gaies ou douces, glitter ou pastels, recouvrent sans doute bien de plus inquiétantes ou douloureuses réalités, sentiments ou pensées, comme une forme de lutte contre une cruauté dont nous ne savons pas tout.
Ainsi, « Le grand mystère » (2011) montre autant d’étranges cloques, malformations ou organismes en gestation, que de délicats volumes lisses et mystérieux. « Le noyau pneumatique » (2010), comme « La fusion » (2010) ou « L’éternel manège » (2010) semblent évoquer cet infiniment petit et mouvant qui gouverne la matière, insaisissable réalité organisée qui nous échappe et dont la science tente de maîtriser l’enchevêtrement primitif. « Sisyphe » (2011), dans son délicat contraste de rose et de rouge, apparait inquiétant et dévorateur, chair et sang. L’ambiguïté est manifeste.
Mai Tabakian parle de « propreté » dans la manière dont elle travaille, méticuleuse et presque, analyse-t-elle, « chirurgicale ». Comme souvent chez les artistes qui travaillent autour du textile, les notions de blessure, et de suture sont présentes : on y retrouve la double fonction du tissu qui protège et répare. Voici donc le geste qui fabrique -revit- la blessure et qui la soigne, la colmate, rend lisse ce qui fut déchiré. Il y a donc quelque chose de l’ordre d’une manière de transcender cathartiquement le négatif, transcender ce qui lui semble vil, ou écoeurant : une de ses oeuvres, « La route de la soie » (2010), montre, dans d’harmonieux tons pastels, les vers à soie qui, au Viêt-Nam, après avoir servi à la fabrication de la fibre, sont servis grillés au repas, et dont Mai, enfant, avait gardé un souvenir horrifié. Transcender les sources d’effroi et d’angoisse dans une expression tendre et esthétique, douce et simple, opaque et consistante, harmonieuse et mouvante, abstraite et suggestive, aspirante et impénétrable à la fois. Transformer la laideur en art. Retourner ce qui, dans l’organique, peut paraître impur, en essayant de rendre beau et apaisant ce même organique, qu’il se fasse géométrique ou qu’il soit délesté de sa dimension « intestinale », dans un subtil jeu d’entre-deux entre attraction et répulsion.
Dans cette perspective, Mai Tabakian soumet à notre regard un travail très soigné, très « fini », qui assume sa dimension décorative, avec ses motifs ornementaux gansés de tons contrastés, dont l’inspiration semble parfois puiser du côté des Arts Décoratifs, depuis les courbes de l’Art nouveau jusqu’aux motifs géométriques des années 70 en passant par l’orphisme « Art et Lumière » des Delaunay.
Le langage plastique de Mai Tabakian se développe aujourd’hui dans d’hypnotiques compositions de motifs de spirales (série des « Medusa ») et s’expérimente dans l’approche d’objets à dimension plus évidemment sculpturale, étendue logique de l’hybridation de son travail. Embrassant ainsi des pans de l’histoire de l’art, elle construit dans le même temps sur ces fondations son propre langage et ses propres préoccupations plastiques et esthétiques, mais aussi, donne mystérieusement figure à son histoire intime.
Marie Deparis-Yafil
Critique d'art et curateur
Mars 2011